Les théâtres ont eu l'autorisation de rouvrir en juin 2020 après trois mois de fermeture. Cependant, le monde du spectacle vivant a profondément changé avec la crise sanitaire et la rentrée des théâtres charrie cette année joie des retrouvailles, incertitudes et aménagements inédits. Rencontre avec le Théâtre de la Ville, le CentQuatre, et le Théâtre 14.
Médecin et artiste ne sont pas des métiers comme les autres, ce sont des métiers pour les autres.
Emmanuel Demarcy-Mota
Le premier défi qui s'est imposé aux théâtres avec le confinement fut celui du lien à préserver avec le public. Maintenir une relation avec les différents publics, dans une démarche d'égalité des chances, est apparu comme une priorité absolue pour Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville. Pour ce faire, un budget de crise est immédiatement mobilisé et permet d'embarquer 80 comédien·ne·s dans l'aventure des « Consultations poétiques », échanges inattendus menés par téléphone pour apporter un peu de théâtre chez les confiné·e·s de Paris et d'ailleurs. « Ces initiatives ont été mises en place pour se rappeler de notre humanité, pour empêcher l'irrationnel et l'anxiété de prendre le dessus », commente Emmanuel Demarcy-Mota.
Des liens nouveaux sont également mis en place entre le Théâtre de la Ville et des médecins de la Salpêtrière afin d'organiser au mieux le retour du public en toute sécurité.
Après neuf mois de travaux et un changement de direction, le Théâtre 14 rouvrait joyeusement ses portes en janvier 2020… pour les refermer quelques semaines plus tard, confinement oblige. C'est donc par le biais de ses
réseaux sociaux que le Théâtre 14 a pu continuer d'interagir avec son public, en diffusant par exemple des lectures par les artistes associés au théâtre, puis en demandant aux spectateur·ice·s d'envoyer des vidéos.
« Beaucoup de gens ont participé, on a eu de vrais échanges partout dans le monde », confie avec enthousiasme Mathieu Touzé, co-directeur.
Au CentQuatre, lieu artistique mixte du 19e arrondissement, la page Facebook
104 Page Ouverte a été créée pour permettre au public et aux artistes de s'exprimer (propositions de photos, dessins, coups de cœur…). Des « Carnets d'artistes confiné·e·s » ont également été partagés avec le public. Pendant le confinement, les locaux du CentQuatre se sont par ailleurs transformés en une usine de fabrication de masques grâce à un programme porté par
Emmaüs Défi.
Relancer la machine: une évidence
Tous les théâtres que nous avons interrogés le disent à l'unisson : il fallait rouvrir ! « Nous n'avons pas hésité une seule seconde », explique Julie Sanerot, directrice de la production et adjointe à la programmation au CentQuatre-Paris. « Proposer des projets artistiques au grand public, c'est notre devoir, notre cœur de métier ». Le Théâtre de la Ville n'a pas non plus hésité à rouvrir dès le mois de juin, car toutes les équipes ont travaillé en amont pour préparer la distanciation physique nécessaire dans les salles. Les répétitions masquées étaient déjà la norme avant la réouverture. La menace d'une éventuelle deuxième vague à l'automne planait et il fallait impérativement se servir intelligemment d'un moment d'accalmie du virus en France.
Du 22 au 26 juin, le Théâtre de la Ville a donc rouvert pour une veillée exceptionnelle de 48 h sans discontinuer, jour et nuit. « Le théâtre, ce lieu qui se doit d'être démocratique puisqu'il représente le monde, doit être ouvert, le plus ouvert possible ! », affirme Emmanuel Demarcy-Mota, qui a ainsi décidé de ne pas fermer le Théâtre de la Ville pendant l'été, comme à l'accoutumée. A l'avenir, il restera également ouvert pendant toutes les vacances scolaires.
Le Théâtre de la Ville accueillait en moyenne 200 000 spectateur•ice•s par saison. Avec des jauges d'accueil réduites, il faut plus de dates et plus de représentations pour espérer offrir autant de théâtre au public. Dans la même dynamique d'ouverture et d'accessibilité, le Théâtre de la Ville rend gratuite toutes les pièces de sa saison 2020/2021 pour les jeunes jusqu'à 14 ans. Enfin, des représentations spéciales avec des mesures de précaution sanitaire renforcée seront organisées à destination des publics les plus fragiles.
Le Théâtre 14 a également décidé de rouvrir dès le mois de juin avec un spectacle pour enfants, une programmation pensée en direction des familles qui avaient dû gérer un confinement parisien avec enfants. Les premières représentations s'organisent avec une extrême prudence et n'accueillent que 7 spectateur•ice•s…
Puis le
Paris Off Festival s'est tenu au Théâtre 14 au mois de juillet. Pendant 6 jours, 15 compagnies qui avaient été programmées au célèbre festival d'Avignon sont venues jouer leur pièce. dans le 14e arrondissement de Paris.
« Ce festival nous a mis le pied à l'étrier : ouvrir en temps de Covid était possible. Nous avons pu progressivement augmenter les jauges d'accueil mais nous avons dès le début imposé le masque pendant toutes les représentations. », explique Mathieu Touzé. En septembre, la saison 2020/2021 intitulée « Saison 1, réédition » est lancée et s'ouvre avec
Le Quai de Ouistreham, cette même pièce qui avait été interrompue par le confinement.
Soutien du public et nouvelles pratiques
La réouverture des théâtres a montré un véritable désir du public de retrouver ses habitudes culturelles. « Le paradoxe aujourd'hui c'est que les spectacles que nous proposons sont presque tous complets jusqu'en décembre. Le public vient en confiance », est heureux de nous annoncer le directeur du Théâtre de la Ville.
Au CentQuatre ainsi qu'au Théâtre 14, le discours est un peu plus nuancé. Julie Sanerot évoque un public « ambivalent », présent et ému de retrouver le spectacle vivant, mais bien plus frileux que d'habitude. Ainsi, les ventes d'abonnements pour la saison ont beaucoup baissé. Au Théâtre 14, le public est présent mais moins nombreux et surtout, on observe une modification des comportements, avec très souvent des réservations à la dernière minute, certainement par peur d'une fermeture soudaine des lieux culturels.
Optimisme ou pessimisme, là n'est pas la question
Parler à celles et ceux qui font vivre les théâtres, c'est bien évidemment parler à des passionné•e•s de l'art dramatique. Personne n'a ainsi pensé à garder les théâtres fermés et à laisser le pessimisme l'emporter. « Il faut continuer. Il est vital, pour les artistes comme pour le public, de continuer à faire vivre le théâtre », affirme Julie Sanerot du CentQuatre, qui refuse le repli et la peur et se dit prête à intégrer toutes les contraintes nécessaires pour des représentations sécurisées.
Pour Emmanuel Demarcy-Mota, affronter l'idée que l'automne et l'hiver risquent d'être des moments difficiles n'est pas synonyme de pessimisme. « Il faut accepter la réalité de notre fragilité, accepter d'être humble ». Ce moment exceptionnel est l'occasion pour les théâtres de modifier leur manière d'appréhender le monde. Le moment également de mener une action collective et engagée pour penser et construire l'après.
Au théâtre, on sait que la nostalgie ne sert à rien. La performance d'hier ne sera jamais la même que demain. Seul le présent compte.
Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14
Même si le climat peut sembler morose, de cette incertitude généralisée semble découler une forme de détente. Puisque l'on ne sait pas, tentons ! Les aménagements semblent à la fois provisoires et permanents et « savoir s'adapter à l'état du monde est le propre du travail d'artiste », peut-on entendre au Théâtre 14.
Du côté des artistes
Nous avons posé trois questions à Laurent Sciamma, artiste de stand-up, que nous avions rencontré avant le confinement pour parler de son spectacle, « Bonhomme », à l'affiche du Café de la Gare.
Ça va, merci ! J’ai eu la chance de ne pas vivre de drames durant cette période si compliquée.
Au delà de la frustration de ne plus pouvoir faire mon travail, j'ai surtout vécu ces 6 mois avec l’angoisse de ce qui allait advenir pour toutes les personnes exposées directement aux conséquences sanitaires, économiques et sociales de cette épreuve. Comme beaucoup, je n’ai pu qu'observer avec colère et tristesse les limites de notre système. Mais comme beaucoup, j’y ai aussi vu une opportunité : celle d’une montée en puissance renforcée des dynamiques politiques en faveur d’un changement réel. Les rassemblements féministes et anti-racistes du déconfinement ont incarné ces luttes en mouvement, pleines de vie et d’espoir.
Pourquoi avez-vous décidé de repousser votre nouveau spectacle et de reprendre « Bonhomme » au Café de la Gare ?
Parce qu’il n’était pas prêt ! Je veux continuer de mettre ma comédie au service des combats pour l’égalité. Il y a un tel sentiment d’urgence que j’ai voulu réagir, pour soutenir, accompagner. Puis s’est rappelé à moi le fait qu’il fallait prendre le temps de digérer, de laisser décanter pour trouver la bonne façon d’aborder les choses, avec l’humour qui va avec. J’y travaille donc !
Par ailleurs, en voyant la vie reprendre son cours j’ai réalisé que jouer Bonhomme avait toujours du sens. Ce spectacle avait a peine commencé à rencontrer le public finalement. Je suis vraiment heureux de reprendre l’histoire là où je l’avais laissée.
Au Café de la Gare, le protocole sanitaire des théâtres s’est mis en place : jauge réduite, distanciation sociale, spectatrices et spectateurs masqué·e·s et gel à disposition. Il y a même des petits séparateurs mignons pour délimiter les groupes ! Tout est fait pour que le public se sente en sécurité tout en conservant la chaleur de l’expérience du spectacle vivant. Malgré ce contexte étrange et incertain, l’ambiance si singulière de ce lieu mythique est préservée. C’est très émouvant de voir la vie revenir dans la salle.
À titre personnel, quel regard portez-vous sur le monde du spectacle vivant, son avenir et ses mutations forcées ?
J’imagine que les choses vont rester dans cet entre-deux inédit quelques temps encore, en espérant que dans un futur proche nous pourrons dire que le plus dur est derrière nous. N’étant pas du tout expert de notre industrie, je me garderai d'anticiper les conséquences ou mutations à venir. Par contre, je perçois déjà que ce qui se partage dans un théâtre, une salle de concert, dans les activités culturelles de manière générale, a gagné en sens, en puissance. Être ensemble à nouveau après ce temps de distance forcée, c’est éprouver la joie de ces moments partagés autant que leur grande nécessité dans nos vies. À nous donc d’être à la hauteur de ce pouvoir et cette responsabilité, aujourd’hui et demain.